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J’étais une fillette de douze ans quand mon père m’a cassé le nez au cours d’une simulation d’interrogatoire. Je ne lui en ai pas tenu rigueur, c’était la règle du jeu, et je l’avais acceptée. Cela commençait toujours de la même manière : nous nous isolions dans la cabane à outils du jardin, là, il m’ordonnait d’ôter mes vêtements à l’exception de ma petite culotte et de m’asseoir sur une chaise bancale, puis il me giflait ; ensuite venaient les coups de poing ou de ceinture. Le but de ces séances était de m’endurcir, de me préparer à tenir tête aux policiers qui s’évertueraient à me tirer les vers du nez.

— Un jour, répétait papa, les flics viendront te chercher. C’est inévitable, ils essayeront de te faire dire des choses à mon sujet. Où je suis parti, quelles sont mes habitudes, mes fréquentations… et ainsi de suite. Il faudra leur résister. Ce seront probablement des gars des services secrets, et ils ne reculeront devant rien. Si tu veux t’en sortir, il faudra jouer les gourdes, tu comprends ? Ne jamais t’affoler. La douleur, quand on n’y est pas préparé, vous amène vite à céder. C’est pour ça qu’il faut l’apprivoiser, gifle après gifle.

J’étais d’accord. J’éprouvais même une certaine fierté à tenir le plus longtemps possible avant de commencer à sangloter comme une idiote. Je voulais être digne de lui, devenir une initiée, une complice.

Après les coups venaient les seaux d’eau glacée. Je répétais scrupuleusement les réponses qu’il m’avait fallu apprendre par cœur : Mon père ? Non, je ne le voyais presque jamais… Il ne me parlait pas… c’était un étranger. Il nous avait rendues, ma mère et moi, très malheureuses. Je le détestais… et ainsi de suite.

Quand je m’écroulais enfin, grelottante, la morve me coulant des narines, il m’enveloppait dans une couverture et me serrait dans ses bras en me chuchotant : « Là, là… calme-toi… C’était super ma chérie, tu as été géniale ! Une vraie professionnelle… » et j’en concevais une énorme fierté.

Alors, nous émergions de la cabane en nous tenant par la main et ma mère nous jetait des regards dégoûtés ; elle pensait que nous nous adonnions à des pratiques incestueuses dont elle ne voulait rien savoir. Sa stupidité petite-bourgeoise contribuait à renforcer les liens qui m’unissaient à papa.

Bref, c’est au cours de l’une de ces séances qu’un coup de poing m’a brisé le nez. Mon père a bien essayé de redresser lui-même le cartilage, mais l’arête nasale est restée déviée. Voilà pourquoi les Français estiment que je ressemble à Charlotte Gainsbourg, et les Américains à Barbra Streisand. En fait, quand je m’examine dans un miroir, je trouve que je n’évoque ni l’une ni l’autre.

Je n’ai jamais imaginé d’avoir recours à la chirurgie esthétique pour corriger ce problème ; ce nez cassé, c’était tout ce qui me restait de mon père après sa disparition.

Je suis grande et d’allure garçonnière. Maigre, diraient certains. Pas de hanches, des seins d’adolescente, et des jambes interminables. J’ai le ventre plat, musclé, et l’on peut sans peine me compter les côtes. Je mange beaucoup et n’importe quoi sans prendre un gramme. Mon métabolisme fonctionne à plein régime et consomme davantage qu’une chaudière de paquebot. J’ai des cheveux longs et raides, de couleur carotte, ce qui fait que je ne passe pas inaperçue. Certains hommes me jugent attirante, d’autres froide et désincarnée, dans le style top model anorexique. Je m’appelle Michelle Annabella Katz, et je suis la fille d’un terroriste en fuite. Un révolté ayant eu parti lié, jadis, avec le Weather Underground, et qui faisait sauter les immeubles fédéraux.

Je suis également décoratrice, et je travaille pour l’Agence 13. Mon boulot ? Embellir d’anciennes scènes de crime pour faire oublier à d’éventuels acheteurs ou locataires que des événements atroces se sont déroulés en ces lieux. Ce n’est pas toujours facile car les murs ont de la mémoire… et les fantômes sont souvent bavards.

Trop bavards.

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